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PORTRAIT DE JANE PAR SES PROCHES
MALIGNE PAR OLIVIER ROLIN
Jane cramponnée à une poignée pendant du toit d'un engin blindé qui cahote sur la piste du mont Igman, ses cheveux volent, blond-roux, ses yeux gris-bleu : c'est ainsi que je la découvre, en juillet 95, en route pour Sarjevo assiégée. Pas dégonflée, comme fille. Irait n'importe où, en Enfer je crois s'il le fallait. A de qui tenir, c'est vrai. Jane et son père : un amour absolu. On aimerait l'avoir connu, ce grand dégingandé qu'on voit sur des photos, un peu voûté, lunettes noires, charmant vieux jeune homme ironique. Jane ou l'amour filial.
Sa maison, au bout de la Bretagne, espèce de chateau des courants d'air acheté parce que c'est là, un peu au large, que son père jetait, par des nuits sans lune, une ancre silencieuse, à la rescousse des aviateurs alliés abattus pendant la guerre. Il est beau de réussir à transmettre à quelqu'un qui ne l'a pas connu l'amour d'un disparu, il y faut une générosité incandescente : eh bien, Jane a réussi à me me faire regretter son père. Jane et les vieux Résistants bretons.
.Son repect, sa tendresse, sa fidélité. L'attention qu'elle leur porte, qu'elle porte à ceux qu'elle aime. Elle est la légèreté même, mais le contraire de la futilité. Son admiration pour ceux qui ne plient pas, les modestes inflexibles, les courageux obscurs. La photo du Commandant Massoud sur son agenda. Elle voulait aller là-bas, dans le Panchir, et je sais qu'elle y serait allée. Jane d'Arc, le 1er mai 2002, son petit drapeau à la main, de la République à la Nation.
C'est une passionnée, une entière, fille solaire. Pas le genre à calculer, à mégoter, ni ses sentiments, ni son engagement. Ni son fric, je le dis en passant, et tant pis si c'est vulgaire : jamais vu quelqu'un que l'argent intéresse si peu. Jamais vu non plus quelqu'un souhaiter si ardemment le succès des autres, s'en réjouir si complètement.
Sa drôlerie aussi. C'est un pitre, un saltimbanque, une imitatrice, un mime, une raconteuse d'histoires formidable. Elle a le coup d'oeil acéré du caricaturiste, elle dessine à toute vitesse, elle attrape le vif des choses, l'anecdote, elle tape dans le mille, flèche infaillible.
Personne de plus gai qu'elle (ni au fond, bien sûr, personne de plus mélancolique). C'est l'anticonformisme personnifié. Autant elle est respectueuse des gens, autant elle méprise les usages sociaux, les codes. Moi qui vient de l'histoire un peu subversive, son dédain du people, du who's who, des convenances, de l'étiquette, m'épate toujours. Dédain, d'ailleurs, ce n'est pas le mot : elle s'en fout, c'est tout. Au fond c'est assez aristocratique,évidemment. Je suis sûr que ça ne la génerait pas d'aller à Buckingham Palace ne jean et tee-shirt, et espadrilles, avec son sac semant les paperasses et remorquée par son bouldogue anglais, la pétulante Dora. La puissance et la gloire ne l'impressionnent nullement. L'intelligence, le savoir, si, à un point qu'on ne rencontre plus guère. Elle croit volontiers qu'elle ne sait rien, ce qui est definitely faux, mais c'est le début de la philosophie.
Le nom que je lui donne, c'est "Maligne" : parce qu'elle l'est, tout simpleent. Elle aime admirer, ce qui est la marque de la grandeur d'âme? Sa fidélité incroyable à quelques uns (je l'ai déjà dit, je me répète) : son père, Gainsbourg, ses filles, Judy la reine-mère, et d(autres que je ne dirai pas, mais ils le savent. Elle me fait toujours penser aux vers de la Chanson du Mal-Aimé d'Apollinaire : " Je suis fidèle comme un dogue / Au maître le lierre au tronc / Et les cosaques Zaporogues / Ivrognes pieux et larrons / Aux steppes et au décalogue. " Jane cosaque, Jane voyou, "un soir de demi-brume à Londres ".
Jane et les manatées. Elle aime les créatures que les autres trouvent laides, pataudes, les bouledogues, les cochons, les hippopotames, les lamantins. Elle n'aime pas celles que les autres trouvent élégantes, " racées ", les lévriers, les guépards, tous ces snobs. Elle aime s'occuper des vieux, des enfants, de ceux qui ne peuvent pas, qui n'en peuvent plus. Si elle n'avait pas tant d'humour, elle pourrait avoir un côté Florence Nightingale. Si elle était une sainte (mais thank God ! elle ne l'est pas trop) , elle pourrait avoir un côté jeune fille Violaine, baiser au lépreux et tout ça.
Elle aime (si je me souviens bien) les nus plantureux, monstrueux un peu, de Julian Freud, les quartiiers de viande de Francis Bacon. Jane archant sur la plage, chemise de lin au vent, un crayon piqué dans les cheveux : le dépouillement. Jane chez elle à Paris, sous les sombres tissus imprimés les tentures les fanfreluches les guirlandes les lustres les bestioles empaillées les photos les bibelots de la mémoire : une Anglaise excentrique. De toute façon, un style, une façon de ne ressebler à personne (et même pas à elle-même). Le contraire du lieu commun. Jane et la langue française : une fabrique de poésie. " Le style, il est fait d'une certaine façon de forcer les phrases à sortir de leur signification habituelle, de les sortir des gonds pour ainsi dire. Mais légèrement ! Oh ! Très légèrement ! Parce que tout ça, si vous faites lourd, n'est-ce pas, c'est une gaffe, c'est la gaffe " : je ne suis pas sûr qu'elle aimerait que je cite Céline à son props, mais tout de même ce vieux salaud savait ce que c'était que le style, la musique, la danse déhanchée des mots, on ne peut pas lui retirer ça. Eh bien, le Français de Jane, cette merveille inattendue, c'est du style : de la langue légèrement sortie des gonds. Depuis cinquante ans des écrivains africains, antillais, ont fabriqué un Français créole sans quoi notre langue ne serait pas grand-chose ; mais le seul Français qui nous rappelle que les rois d 'Angleterre ont parlé notre langue, qu'ils s'appelaient Plantagenêt et des noms bien de chez nous (Honni soit qui mal y pense ! ), c'est celui de Jane.
Jane et la parole donnée. C'est une scrupuleuse, une obsessionnelle. Ne jamais décevoir. Le trac terrible qu'elle a avant d'entrer en scène. Les mots appris mille fois, les incroyable grimoires qu'elle se fabrique, les rébus qu'elle griffone pour retenir les paroles, Jane.... J'ai l'air d'exagérer, peut-être ? Oui, bien sûr. C'est une jalouse, une violente. Elle est capable de vous jeter unverre de vin à la tête sans prévenir. Et ensuite de vous dire, en riant, qu'elle regrette de ne pas vous voir balancé toute la bouteille. Je sais de quoi je parle. Mais a-t-elle vraiment eu tort ? (2003)
PAR AGNES VARDA
Elle m'avait écrit quatre pages.... illisibles ! Je me suis bien doutée que ça devait être pour me dire qu'elle avait aimé "Sans toit ni loi" et je l'ai donc invitée pour prendre le thé pour qu'elle me donne en somme la teneur de sa lettre.
Nous sommes allés nous promener au Parc de Seaux . Jane m'a dit, en soupirant : "Je vois arriver la quarantaine"... J'ai immédiatement pensé "Quelle merveille !". Moi je trouve au contraire que la quarantaine est un âge magnifique pour les femmes parce que - justement à cause de leurs craintes - elles sont vulnérables. Je crois fermement que la peur de quelque chose rend les gens plus sensibles..... Je lui dit : "Ecoute, on va faire un film là-dessus, pas sur ton âge mais sur le temps qui passe, sur les saisons, sur les maisons."
J'ai eu la chance que Jane ne soit pas très libre... Elle avait signé et programmé un tas de choses : pub au Japon, voyage en Egypte avec ses enfants, répétitions pour son show télé et pour son show au Bataclan en mars... Le déclic a été dans ma tête de comprendre que c'était une chance inespérée, je lui ai dit : Je prends tous les "trous", les moments où tu ne fais pas autre chose. J'allais enfin pouvoir faire, obligée par elle, un film en plusieurs étapes espacées. Un portrait comme autrefois, en prenant son temps, en tout cas lutter contre cette incroyable contrainte qui consiste à tourner pendant six semaines, huit semaines, dix semaines, en continu et puis, après, on a une masse de matériel et il faut faire avec."
Je voulais inventer une forme où, avec mon imagination, je fasse passer Jane par tant de fictions et de déformations qu'à la fin on la retrouve. .. J'étais très inspirée parce que Jane donnait déjà beaucoup d'interviews. Mais c'est dans la surenchère qu'on a une chance de revenir à la pureté.
Jane veut être aimée, adulée et être une fille en savates, pas maquillée et transparente. Le paradoxe de la commédienne, on s'en est amusées pendant des mois.
On m'a dit : "Tu tournes avec Jane." J'ai dit : "Non, je tourne autour de Jane.".. Je n'ai pas cherché de compréhension psychologique mais comment inventer Jane... Esquisse après esquisse quelque chose apparaît.... Finalement, j'ai fait à sa place son autoportrait, donc un faux et ce faux autoportrait n'est ni le mien, ni le sien.
Le talent de Jane, c'est de faire croire qu'elle révèle des choses extrêmement confidentielles alors qu'en fait elle raconte avec naturel des histoires très simples. Dans ce portrait, elle n'était pas en état de confidence mais en représentation. Pour moi, elle apparaît aussi mystérieuse qu'avant le film.
J'ai depuis toujours une passion pour les portraits, en peinture. Je voulais faire un portrait en cinéma. Entre les portraits peints (et muets) d'autrefois, avec paysages et personnages secondaires, et les portraits (bavards) à la télé d'aujourd'hui, une grosse tête dans un petit cadre. Entre les icônes (saint Michel entouré de vignettes peintes contant ses exploits) et une émission qui serait le Jeu de l'imaginaire au lieu du Jeu de la vérité. Quand c'est une actrice, on illustre ses propos avec des extraits de films qu'elle n'a pas tournés.
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