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JANE BIRKIN EN 10 CHANSONS

(ROLLING STONE  /  juillet 2023)

Depuis son travail provocateur avec Serge Gainsbourg jusqu’à son dernier album en 2020, Jane Birkin a apporté du style à tout ce qu’elle a fait.
En 1968, Jane Birkin était une actrice anglaise de 21 ans à la recherche de son prochain rôle lorsqu’elle a auditionné pour Slogan, un film qui mettait en scène Serge Gainsbourg. Par la suite, celui-ci l’aide à devenir une chanteuse française à succès, avec le single ouvertement sexuel « Je t’aime… moi non plus » et leur premier album ensemble, Jane Birkin/Serge Gainsbourg, en 1969. « Il voulait que je sois une star, dit-elle à propos de la raison pour laquelle son nom figure en premier dans le titre. C’est ce qu’il faisait aux gens qu’il aimait. »
Leur relation artistique a survécu à leur amour, et Birkin, qui a chanté jusqu’à sa mort à l’âge de 76 ans, est restée fidèle au style sombre et sexy qu’elle avait créé à ses débuts. Voici 10 de ses meilleurs enregistrements.

 

« Je t’aime… moi non plus » (1969)
 
La chanson qui a fait de Jane Birkin une sensation mondiale a failli ne pas être sa chanson. Serge Gainsbourg l’a d’abord écrite pour Brigitte Bardot, allant jusqu’à enregistrer une version avec elle, avant de la proposer à Birkin. La voix de cette dernière fait passer la chanson de l’absurde au sublime. Lors d’une première séance d’écoute dans un restaurant parisien, il était clair que la chanson avait quelque chose de spécial : « Les couteaux et les fourchettes de tout le monde étaient en l’air, suspendus, a raconté Birkin dans la biographie de Gainsbourg publiée par Simmons en 2002. Serge a dit : “Nous tenons un tube”. » Il avait raison, même si le ton érotique de la chanson lui a valu d’être interdite dans la plupart des pays du monde, alors qu’elle se vendait à des millions d’exemplaires. Au fil des ans, les critiques ont continué à examiner et à reconsidérer la vie complexe de son défunt ex, mais Birkin a continué à interpréter leur chanson fétiche, jusqu’au début de cette année. « Ce n’était pas du tout une chanson grossière, a-t-elle déclare en 2004. Je ne sais pas pourquoi on en a fait tout un plat. Les Anglais ne la comprenaient tout simplement pas. Je ne suis toujours pas sûre qu’ils sachent ce qu’elle signifie ». -S.V.L.



« 69 année érotique » (1969)

Impossible pour Serge Gainsbourg d’ignorer que le calendrier était passé à 1969. Même en pleine révolution sexuelle, « 69 année érotique » aurait probablement été le titre le plus scandaleux de Jane Birkin/Serge Gainsbourg s’il n’y avait pas eu « Je t’aime… moi non plus » sur le même album. Gainsbourg prend les couplets, parle du couple naviguant autour de Paris et de Londres. Tout cela pourrait être une métaphore jusqu’à ce que Birkin chante le titre de la chanson dans son soprano, avec un souffle court, en réaction à son amant. Les cordes de l’orchestre semblent alors s’estomper. -K.G.


« Ballade de Melody Nelson » (1971)

Toujours déterminé à pousser son art au-delà des limites de la bienséance, Gainsbourg consacre son album suivant à l’histoire nabokovienne de l’obsession tragique d’un pervers adulte pour une jeune fille de 15 ans. C’était sa façon de rendre hommage à Birkin, qui avait 24 ans et était enceinte de leur fille Charlotte à l’époque. Sur la pochette de l’album, elle est habillée de façon provocante et tient dans ses bras un animal en peluche. « Melody, c’est Jane, dira-t-il plus tard. Sans Jane, il n’y aurait pas eu d’album. » A l’instar de la magnifique prose décrivant les comportements ignobles dans Lolita, la musique de « Ballade de Melody Nelson » est d’une telle richesse mélodique que l’on se prend à fredonner une chanson racontée par un fou. Dans les années 1990, les orchestrations luxuriantes d’Histoire de Melody Nelson ont influencé des artistes comme Beck et Air, bien qu’aucun d’entre eux n’ait osé aller aussi loin que Jane et Serge dans les domaines névralgiques du subconscient. Des années après la mort de Gainsbourg, Birkin parle encore avec bonheur de leur temps passé ensemble à faire des disques comme ceux-ci : « Je me suis vraiment épanouie avec Serge parce qu’il ne faisait rien d’autre toute la journée que de penser à des choses amusantes à faire avec moi. J’étais donc extrêmement heureuse, a-t-elle déclaré en 2020. Et même si les gens le considèrent aujourd’hui comme un véritable génie en France, ce qu’il était en effet, il n’a jamais été un génie ennuyeux. » -S.V.L.


« La Décadanse » (1972)

Essentiellement « Je t’Aime… moi non plus, deuxième partie », cette chanson où Gainsbourg et Birkin s’avouent leur amour en chuchotant est un pastiche de cordes, de guitare et d’orgue de barbarie. De temps en temps, leurs voix embrassent une mélodie ascendante, s’élevant au fur et à mesure qu’ils atteignent « La Décadanse ». La voix de Birkin semble mince et en extase lorsqu’elle chante que les mains de Gainbourg frôlent sa poitrine … « et mon cœur, qui est le tien ». L’une de ses phrases les plus sexy est celle où elle dit à Gainsbourg : « Ah, tu me tues ». Peut-être parce qu’elle n’était pas aussi scandaleuse que la précédente, la chanson n’est entrée que dans le Top 50 français. -K.G


« Ex-fan des sixties » (1978)
 
À la fin des années soixante-dix, le « rock classique » n’existait pas encore. Le disco, le punk et le prog ont envahi les hit-parades, de nombreuses stars du rock sont mortes, et Gainsbourg commence à s’intéresser au reggae. Ainsi, « Ex-fan des sixties », une élégie pour le rock des années 1960, semble sarcastique dans sa nature, mais aussi sincère grâce à la façon dont Birkin chante à une « petite baby doll » qui dansait sur du rock’n’roll. Elle demande ce qui est arrivé à toutes ses idoles, mentionnant les Byrds, les Doors, les Animals et les Moody Blues, ainsi que chaque ancien Beatle. Elle énumère toutes les stars décédés les plus célèbres du rock des années soixante, comme Jimi Hendrix, Jim Morrison et Janis Joplin, ainsi que quelques artistes plus connus pour leur travail au cours de la décennie précédente (Buddy Holly, Elvis Presley). Seule Birkin pouvait réussir ce cocktail. -K.G.


« Amour des feintes » (1990)
 
Gainsbourg a écrit sa dernière chanson pour Jane Birkin, une ballade typiquement pince-sans-rire sur une relation vouée à l’échec, environ six mois avant qu’il ne meure d’une crise cardiaque. Elle chante le titre, qui évoque le fait de faire semblant d’ignorer les vrais problèmes, d’une manière piquante et morose, tout en analysant les expériences qui ont défini la relation fictive, notamment la perte d’un enfant, les mensonges sur les émotions et quelques moments de bonheur. « [La chanson] faisait référence à la “Pavane pour une infante d’efunte” de Ravel, qui était l’une des musiques que Serge aimait le plus, a expliqué Birkin. C’est pour cela qu’il est compliqué ». Birkin a su saisir cette nuance de façon magistrale. -K.G


« Je suis venu te dire que je m’en vais » (1992)

Gainsbourg a ouvert Vu de l’extérieur, son album de 1973 qui suivait Histoire de Melody Nelson, avec « Je suis venu te dire que je m’en vais ». Une femme, peut-être Birkin, pleure en arrière-plan alors qu’il lui dit que ses larmes ne signifient rien pour lui et que la guitare acoustique tourne en boucle derrière lui. Près de 20 ans plus tard, Birkin a interprété cette chanson en live après la mort de Gainsbourg, et elle l’a chantée avec toute l’émotion qui manquait à ce dernier. Puisant peut-être de sa carrière d’actrice ou dans une émotion réelle, elle fait ses adieux de façon magnifique et tragique. Le public enregistré sur son album live de 1992, Je suis venu te dire que je m’en vais… (Concert intégral au Casino de Paris), l’applaudit à tout rompre après qu’elle a chanté les dernières lignes : « Oui, je suis au regret de te dire que je m’en vais/Car tu m’en as trop fait ». -K.G.


« Harvest Moon » (2006)
 
De Pearl Jam à Sunflower Bean en passant par Maggie Rogers, tout le monde s’est essayé à la quintessence de la chanson d’amour de Neil Young, mais la version de Birkin a un style unique qui lui est propre. Reprenant la chanson pour son album Fictions de 2006, elle évoque une scène à mi-chemin entre un café parisien et le ranch californien de Young. L’arrangement clairsemé et scintillant veille à ne pas dominer la voix délicate de Birkin, créant ainsi une berceuse céleste d’anthologie. Et bien que l’album contienne également d’autres reprises comme « Alice » de Tom Waits et « Mother Stands for Comfort » de Kate Bush, c’est « Harvest Moon » qui brille vraiment. -A.M.


« Pourquoi ? » (2008)
 
Dans « Pourquoi ? », une ballade au piano que Birkin a écrite avec l’auteur-compositeur Alain Lanty et qui figure sur son album Enfant d’hiver (2008), elle s’adresse à un amant décédé et demande : « Pourquoi c’est toujours trop tard pour crier je t’aime ? » Mais les paroles de Birkin traduisent ensuite une rage mesurée, révélant une nuance plus profonde de son chagrin. Elle avoue même que le sarcasme et le mépris de son amant lui manquent. « Je ne veux jamais voir ce filet de sang, qui vide ta vie, couler de toi, chante-t-elle. Je vais tenir ta tête et dire comme une prière : pardonne les silences d’hier ». Le piano achève le morceau sur ce qui apparaît comme une note aigre – une fin parfaite pour son message. -K.G.


« À marée haute » (2020)

Le dernier album de Jane Birkin, Oh ! Pardon tu dormais…, a commencé comme une pièce de théâtre mais s’est transformé en quelque chose de plus sombre lorsqu’elle a commencé à collaborer avec les auteurs-compositeurs et producteurs Etienne Daho et Jean-Louis Piérot, alors qu’elle faisait face à la mort de sa fille Kate Barry en 2013. « Etienne m’a aidée à me libérer d’une douleur passée, ce qui m’a sauvée de la mélancolie et de l’inertie », avait déclaré Birkin à l’époque. La musique de « À marée haute » contient toutes les caractéristiques musicales de ses enregistrements des années soixante et soixante-dix (guitare twangy, surfy et orchestre). Elle chante la défaite, l’Angleterre et sa propre mort, se demandant dans un souffle, « Par quelle mort si héroïque pourrais-je me racheter ? ». À la fin, elle déclare : « Si tu ne m’aimes plus, je ne m’aime plus non plus », et cela capture tout le drame, le chagrin d’amour et la puissance de ses meilleures chansons. -K.G.

SERGE ETAIT UN PROVOCATEUR AVEC UNE AME FOLLEMENT ROMANTIQUE

(Entretien avec Jane Birkin pour  Le Monde  en août 2013)

Dès que Serge Gainsbourg vous rencontre, en 1968, il n'apparaît plus jamais seul sur une photo. On sait que les actrices attirent les photographes, mais Gainsbourg serait-il devenu M. Birkin à vos côtés ?
 
Non, c'est beaucoup plus prosaïque. J'arrivais d'Angleterre. Nous commencions ensemble une nouvelle vie. Je crois que Serge voulait simplement me faire connaître des Français. Dès notre première collaboration, il m'a mise en avant. Sur la couverture du disque Je t'aime… moi non plus, il a préféré afficher mon visage… avec mes grandes dents ! C'était un parti pris très conscient. Il souhaitait que je sois associée à ce succès.
Par la suite, lorsque j'ai participé à des manifestations pour le droit à l'avortement ou contre la peine de mort, là, il s'est montré très inquiet. Ce n'était pas une question de conviction. Je connaissais ses idées. Mais me montrer dans ces rassemblements qui étaient alors impopulaires lui paraissait risqué. Il fallait que je sois une vedette, acceptée des Français…

Jusque-là, Gainsbourg connaissait principalement le succès à travers ses interprètes féminines. Qu'est-ce qui le fascinait tant chez les actrices ?

 
Il tenait les chanteuses à voix en horreur. A Liza Minnelli, il préférait sa mère, Judy Garland. La "Star Academy" l'aurait rendu très malheureux. C'est pour cette raison qu'il a refusé Edith Piaf. Il se sentait trop sophistiqué pour elle. "Il vous faut des chansons gutturales, qui viennent du ventre, moi je joue avec les mots", lui avait-il expliqué. En revanche, les actrices… Leur fragilité, leur manque d'assurance et de professionnalisme l'attiraient irrésistiblement. De Michèle Mercier à Mireille Darc, il les voulait toutes.

Et vous, là-dedans ?
 
Je tombais bien. J'avais vingt ans de moins que lui. Je l'amusais : il pouvait jouer à la poupée avec moi, m'habiller selon ses fantasmes.

Avait-il des modèles de chanteuses ?

Oui, Billie Holiday, pour ses failles. En studio, il aimait diriger ses actrices, en les faisant chanter au plus près du micro, d'une voix chuchotante, comme il l'a fait avec Catherine Deneuve sur Dieu est un fumeur de havanes.

Votre rencontre coïncide avec Mai 68…
 

Effectivement, je me souviens des grandes manifestations, boulevard Saint-Germain. Puis je suis repartie en Angleterre. On a dû se revoir en juin, pour le tournage du film Slogan . Aujourd'hui, on plaque beaucoup de sensations sur cette époque. Pourtant, Mai 68, nous n'y pensions pas, et lui encore moins. Il ne prenait pas ça au sérieux. C'était un Russe ! Cela lui semblait anecdotique par rapport à la révolution d'Octobre…

Comment le définiriez-vous ?

C'était un provocateur avec une âme follement romantique, l'âme slave juive. De sa mère, Serge avait hérité la malignité, la perspicacité, l'humour ; de son père, le côté mélodramatique. C'était un mélange insaisissable.

A sa mort, un journaliste anglais a eu cette analyse : "En Angleterre, nous avons un clown", et il citait Tommy Cooper. "Mais est-il aussi poète ? Non." "Nous avons un poète", et il citait Ted Hughes. "Mais est-il aussi esthète ? Non." "Nous avons un grand esthète", et il citait David Hockney., "Mais sait-il écrire des chansons ? Non. Alors, pour ces trois raisons, il manque à l'Angleterre un Serge Gainsbourg."

Cette conjugaison des contraires le rendait unique, capable de raconter des histoires belges ou juives, tout en étant poète, peut-être même le plus grand depuis Apollinaire avec cette découpe si personnelle des vers, un auteur de chansons dont les textes existent seuls, même sans musique.

A sa sortie, le Vatican a demandé l'interdiction de Je t'aime… moi non plus. Son côté transgressif en a-t-il fait une chanson politique ?

Malgré nous, cette chanson a été un symbole de liberté. Je l'ai su par la suite. Dans les pays en dictature, sa brève diffusion a entrouvert une brèche. Pendant un mois, elle a été jouée sous Franco, en Espagne. On l'a entendue aussi au Portugal et en Amérique du Sud.

Mais, avec Serge, nous n'en avions pas conscience. Cette chanson avait été écrite bien avant. Brigitte Bardot l'avait demandée à Serge : une chanson sexy. Finalement, elle ne l'a pas chantée ; moi, si. Mon objectif était qu'aucune autre chanteuse ne vienne prendre ma place en studio avec Serge !

 Je chantais très haut. Il m'a proposé un essai sur un prélude de Chopin, qui allait donner lieu à la chanson Jane B. Car, à la suite du tollé provoqué par Je t'aime… moi non plus, M. Meyerstein, le patron de la maison de disques Philips, nous avait convoqués. Il nous a dit : "Ecoutez, les enfants, je veux bien aller en taule, mais pour un long playing, pas pour un 45-tours." Le patron de la filiale italienne avait déjà fini en prison.

Serge a écrit Gainsbourg et son Gainsborough , Jane B., et repris certaines chansons plus anciennes (Elisa, Les Sucettes, Sous le soleil exactement). L'album, interdit aux mineurs, était vendu sous cellophane.

Vous chantiez comme un garçon d'église…

Oui, et ça plaisait beaucoup à Serge. Cette lecture est encore plus troublante dans La Décadanse. Ce côté ecclésiastique y est appuyé : "Dieu ! pardonnez nos offenses/La décadanse/A bercé/Nos corps blasés/Et nos âmes égarées." Serge recherchait le tube. Mais ça n'a pas pris.

Pourtant, la chanson était assortie d'une danse. Nous étions persuadés que tout le monde l'adopterait. Le principe consistait, après trois cents ans de face-à-face, à retourner son partenaire contre soi. C'était confortable mais surtout très show-off. Un homme exhibe sa femme à la femme qui se trouve en face de lui et qui elle-même est tenue par son mari.

Jeune actrice révélée dans Blow up, d'Antonioni (1966), tout juste séparée du compositeur John Barry, connaissiez-vous Serge Gainsbourg en débarquant de Londres ?

Non, je pensais même qu'il s'appelait Serge "Bourguignon", le seul plat français dont j'avais retenu le nom. Vexé, il m'avait offert, devant ma mère, un petit livre à couverture rouge, Chansons cruelles. Avec cette dédicace : "A Jane, quelques chansons cruelles dont Je t'aime… moi non plus. Serge Gainsbourg. Il manque ici les chansons de Mallory , que j'écrirai pour toi, également Histoire de Mélodie Nelson… " En 1968, le projet Histoire de Melody Nelson germait donc déjà.

Ce recueil de chansons me donnait une indication sur la notoriété du fameux "Serge Bourguignon" : ce n'était pas n'importe qui. Pourtant, il tenait en horreur ces chansonniers qui se prennent pour des poètes. Sans se prétendre l'égal d'Apollinaire, Baudelaire, Chopin ou Rembrandt – ses modèles, avec Alban Berg, tenu pour être le plus moderne d'entre tous –, Serge était très lucide quant à sa place d'artiste. Il était écrivain de chansons. Mais s'il l'était, il se devait d'être le meilleur. Il me l'a dit après la mort de Brassens. Le meilleur ? "Ah, merci pour Trenet et Ferré", lui ai-je rétorqué. "Mais ils n'écrivent plus !", m'a-t-il démontré.

Effectivement. Serge ne s'est jamais parodié. Il n'a pas fixé un style pour n'en plus bouger. Il a eu sa période jazz, que les gens aiment mais que je n'aime pas, puis la période Manon, celle que je commence à aimer avec cette voix qui parle, suivie d'une période rose qui correspond à mon arrivée et ensuite une période cubiste avec Aux armes et cætera. Son double Gainsbarre apparaît alors. Enfin, il y a la période américaine : Love on the Beat et You're Under Arrest.

Entre ces albums se niche Rock Around the Bunker. Celui-là, on ne sait jamais où le situer. Pourtant, quel disque ! "Enfilez vos bas noirs, les gars/Ajustez bien vos accroche-bas/Vos porte-jarretelles et vos corsets/Allez venez ça va se corser/On va danser le Nazi rock Nazi…"

Aucun document pratiquement ne montre Serge Gainsbourg à sa table de travail… Etait-ce vulgaire d'exhiber cela ?

Ecoutez : en treize ans de vie commune, je ne l'ai jamais surpris ni aux toilettes ni en train d'écrire… Un pur esprit, plaisantait-il ! Chez lui, il se sentait trop bien pour travailler. Pourtant, rue de Verneuil, une chambre à l'étage lui servait de bureau. Mais je ne l'y ai jamais vu. Maniaque, il passait des matinées entières à remettre ses objets à leur place. Impossible de déplacer un paquet de cigarettes…

Il travaillait sur mes tournages, dans les chambres d'hôtel ou bien sur ses genoux. Mes navets n'auront donc pas servi à rien ! Ils lui ont permis d'écrire. Serge insistait pour venir, car, pensant qu'il s'agissait de films "aphrodisiaques", il craignait que je parte avec un acteur plus beau que lui. Une fois sur place, il s'ennuyait à mourir.

Je me souviens d'un film à Oxford. J'avais réservé dans un très bel hôtel que je connaissais grâce à mon père, l'Albert Hotel. Toute la journée, Serge écrivait Melody.

Quelques années plus tard, j'avais accepté un autre tournage, à Milan. Serge avait découvert, furieux, l'hôtel que j'avais pris à la sortie de la ville. La baignoire, commune et sans bonde, était au bout d'un long couloir. Un chantier sous nos fenêtres faisait un bruit d'enfer. Serge a donc loué la chambre d'en face. Un extincteur s'y trouvait. L'album L'Homme à tête de chou est né là.

La journée, Serge écrivait. Le soir, il nous rejoignait et il faisait son show. Avec des casseroles dénichées dans les cuisines, il se transformait en one-man-band. Mon frère Andrew l'accompagnait. C'était à pleurer de rire. Sur ces tournages, tout le monde se déguisait. Les garçons se maquillaient en filles. Et, en même temps, Serge pouvait, en une minute, fondre en larmes, comme il l'avait fait pendant vingt-quatre heures devant une bougie, à Paris, lorsqu'il avait cru que je repartais pour de bon en Angleterre après le tournage de Slogan.

Avait-il des carnets ?

Aucune idée ! En revanche, il gardait toujours des rames de papier à portée de main. Quand il partait écrire, il disposait dans son attaché-case des liasses de 500 francs, des feutres et ces rames A4. Et son Parker, qu'il adorait.

 

Vous vous défendez d'être intervenue dans sa création. Pourtant, vous avez plus qu'influencé le personnage de Melody Nelson. Sur cet album majeur, vous figurez sur la photo de pochette…   Qu'est-ce qui l'intéressait tant chez vous ?

Jean-Claude Vannier dit que Serge s'était toujours considéré comme un vieux. C'est vrai, ça l'amusait qu'on le voie avec une petite. Fille ou garçon ne changeait d'ailleurs pas grand-chose, il s'imaginait en Dirk Bogarde dans Mort à Venise. Sur les films de vacances pris par mes parents, je ressemble terriblement à un garçon. Et il aimait mon corps. J'étais un Cranach, selon lui. Le personnage de Lolita et le "poème" qu'écrit Nabokov pour Dolores le fascinaient.

Je n'avais pas l'âge de Melody Nelson, 14 automnes et 15 étés, mais j'en avais facilement l'air. Il a suffit pour cela que je pose mon singe en peluche Munkey, gagné par mon oncle Mike à une loterie dans un pub et qu'il m'avait offert, sur mon ventre de femme enceinte !

Serge, à travers les films en super-8 de mon enfance, a nourri son personnage. Chez mes parents, il cuisinait ma mère pour savoir où situer l'intrigue. Mes parents ne venaient pas de Londres, mais de Sunderland. Ma mère trouvait cette ville "so boring", mais Serge aimait bien la consonance du nom. C'était mieux que Nottingham, qui faisait trop shérif à son goût. Puis, avec la découverte de Mondo Cane, , Serge a greffé sur son intrigue cette histoire de culte que les Papous de Nouvelle-Guinée vouent aux avions.

Lors de la séance photo de Melody Nelson, il enfile avant vous votre perruque. Comme un passage de relais ?

On peut dire cela, mais aussi se rappeler qu'il était un clown, il adorait se grimer en fille. D'ailleurs, il en a fait une très belle couverture d'album , où il ressemble à sa soeur jumelle Liliane.

Il ne vous faisait pas écouter ses chansons pendant qu'il les écrivait ?

Il n'était pas du genre vantard, à faire écouter. Un mot, une rime riche pouvaient le rendre fier ; c'est tout. Je découvrais ses chansons tout juste avant les enregistrements. Plus tard, il s'en est beaucoup remis à son directeur artistique, Philippe Lerichomme.

Moi, il me donnait des textes que je recopiais en phonétique, avant de les balancer à la poubelle ! Il ne reste donc pas grand-chose, à part des brouillons qu'il a élaborés, comme ce manuscrit reconstitué de Je t'aime… moi non plus qu'il a offert à mon frère Andrew.

Gainsbourg a pourtant conservé une copie du télégramme qu'il vous avait envoyé de l'Hôtel Esmeralda, en 1968, lorsqu'il pensait que vous ne reviendriez pas d'Angleterre. Cela a donné une chanson, chantée par Catherine Deneuve et lui, en 1980…

Oui, Overseas Telegram… Nous venions de nous séparer. C'est là qu'il m'a proposé de nouveaux titres. "Mais, Serge, je n'ai pas besoin de faire un disque." "Je te le dois", m'a-t-il répondu. Pendant une semaine, nous nous sommes retrouvés en studio.

Là, je l'ai vu travailler. Il ne dormait pas, tenant grâce au café et aux cigarettes. Pas une goutte d'alcool. Sur une page illisible, il me présentait des titres. Il y avait Les Dessous chics et Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve… Premier jour. Je recopie en phonétique et je jette. Deuxième jour, nouvelle nuit blanche, il arrive, encore plus épuisé, et il sort deux autres merveilles, dont Baby Alone in Babylone. Troisième jour, toujours pas dormi, il arrive en titubant. Il balance, sévèrement, Une chose entre autres : "Une chose entre autres que tu ne sais pas/Tu as plus qu'un autre le meilleur de moi/Je me démerde avec ce que je n'ai pas/Je suis passé à autre chose."

En cinq jours, lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, il avait écrit la totalité de l'album Baby Alone in Babylone. Je n'étais plus avec lui, mais je voyais, là, comment il fonctionnait comme créateur.

Séparée de lui, vous continuez de le chanter…
 

D'abord, cela paraît terrible de chanter des blessures que vous savez avoir inspirées. Derrière la vitre du studio, il n'y avait qu'une chose à faire, chanter aussi haut que possible, quitte à se casser la voix, pour que Serge pleure non pas du malheur mais de la beauté de l'affaire.

Sur le moment, je ne me le suis pas formulé, mais, à partir de cet album, Baby Alone in Babylone (1983), puis sur les suivants, Lost Song (1987) et Amours des feintes (1990), ce triptyque nourri par notre rupture, Serge me donnait son côté féminin à chanter. Lui se gardait le côté provocateur, qu'il explorait avec ses expériences rastas et des chansons comme The Boy, "I'm the boy that can enjoy invisibility", la seule que je connaisse sur l'homosexualité. En me donnant ce côté blessé, il pouvait faire son Gainsbarre.

Vous avez déclaré récemment au journal The Independant savoir quelle chanson accompagnerait votre mort : Je t'aime… moi non plus. Retour au point de départ ?


 

C'est celle que joueront les télés. Malgré tout le reste, c'est celle qu'on retiendra. A ce propos, connaissez-vous cette histoire ? Philippe Lerichomme l'a racontée dans une interview. C'était lors de l'enregistrement d'Aux armes et cætera, en Jamaïque. Tout d'abord, les musiciens pensaient que Philippe Lerichomme était le chanteur, et Serge, plus âgé, le producteur. Sly Dunbar et les musiciens jamaïquains se montraient très désinvoltes à l'égard de ces blancs-becs.

Mais, à un moment, Sly Dunbar a expliqué à Robbie Shakespeare qu'une seule chanson française lui inspirait du respect, celle avec la fille qui gémit. Serge s'est alors exclamé : "Mais c'est de moi !" Les Jamaïquains n'en revenaient pas. "C'est vous qui avez écrit ça ? !" Du coup, enthousiasmés, ils ont exécuté toutes leurs parties musicales dans la journée. Rita Marley est venue dans la soirée avec ses choristes.

C'est là que Lerichomme a dit à Serge : "Maintenant, c'est à toi de jouer." Serge n'avait encore aucun texte de prêt. Ils ont dîné au restaurant de l'hôtel. Puis Philippe Lerichomme a raccompagné Serge à l'étage. Serge a voulu prendre la chambre de Lerichomme, parce qu'elle était rouge. Il a disposé dix feuilles blanches sur le lit, puis s'est agenouillé avec un stylo. Philippe Lerichomme s'est éclipsé, laissant Serge, de dos. Le lendemain, il est allé frapper à sa porte. Aucune réponse. Il est entré et a trouvé Serge exactement dans la même position que la veille, endormi, avec les feuilles pleines de son écriture.

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